3

Dès son réveil tardif, messire Maybor ressentit une profonde satisfaction. Un homme qui vient d’échapper à une mort certaine a toutes les raisons d’être heureux. Et Maybor en avait une de plus : sa fille allait devenir reine.

Quand il serait roi – non, rectifia-t-il, quand son gendre serait roi – les choses changeraient à la cour de Harvell. Les Terres connues traversaient une période difficile – ces maudits chevaliers de Valdis, avec leurs grands idéaux et leur intolérance, étaient en train de semer une belle pagaille. Ayant perdu la bataille commerciale contre Rorne dans le Sud, ils tentaient désormais de prendre pied dans le Nord. Maybor ne le souffrirait pas. Il s’était laissé dire que leur honnêteté frisait le ridicule, or l’honnêteté constituait une habitude dangereuse chez un partenaire commercial. Brennes représentait une autre source d’inquiétude : Maybor devrait peut-être nouer des alliances avec les autres puissances du Nord afin de décourager toute ambition de conquête chez le duc de Brennes. Oui, il aurait beaucoup à faire dans son nouveau rôle d’éminence grise.

Maybor s’habilla avec soin, prenant garde de ne pas marcher sur le cadavre de son serviteur. Désireux de porter une de ses robes les plus éblouissantes par une aussi belle matinée, il opta pour une soie splendide, dans un ton rouge foncé. Sait-on jamais, il pouvait être amené à divertir quelques dignitaires étrangers. Il ne se passait guère de jour sans qu’une personnalité intéressante ou influente ne se présente aux portes du château.

Le seigneur commençait à se sentir coupable d’avoir giflé sa fille l’autre soir. Son avenir désormais assuré, il tâcherait de se montrer plus gentil avec elle ; Melli finirait bien par lui pardonner. Il allait lui acheter un cadeau. Voilà : un cadeau splendide, absolument hors de prix. On lui avait parlé récemment d’une pierre précieuse aussi rare qu’exquise provenant d’au-delà des Terres sèches. Comment s’appelait-elle, déjà ? Ah oui – l’isslt. On disait qu’elle scintillait d’un feu intérieur et que son bleu océan était de toute beauté – la couleur des yeux de Melliandra. Il lui offrirait la plus grosse qu’il pourrait trouver, de la taille d’un poing, sans regarder à la dépense. Il prendrait les arrangements nécessaires dès aujourd’hui.

Il admirait sa silhouette replète dans son miroir quand on frappa à la porte.

« Entrez. » D’abord surpris de voir Lynnie, la servante de sa fille, Maybor s’en réjouit bien vite ; la coquine avait peut-être des envies de batifolage.

« Qu’y a-t-il, ma belle ? » La servante semblait intimidée. « Parle, ma fille. Tu n’as pas à avoir honte, nombreuses sont les femmes qui succombent au charme d’un homme plus âgé. » Lynnie devint aussi rouge que la robe de Maybor.

« Ce n’est pas cela, messire. » Elle hésita, plissant les paupières. « Même si je dois rendre hommage à votre beauté peu commune.

— Oui, c’est ce que le miroir me répète tous les jours. Allez, ma fille. Crache ce que tu as à dire, après quoi nous pourrons peut-être nous glisser rapidement sous les draps si tu en as le désir.

— Ma foi, messire, je ne dirais pas non, mais je crains que les nouvelles que j’apporte ne refroidissent vos ardeurs.

— Qu’est-ce donc ? Melliandra n’aurait-elle plus aucune robe propre ? » Maybor sourit avec indulgence. Telle était la nature des tracas féminins : un peigne égaré, un médaillon cassé, un soulier trop étroit…

La servante baissa les yeux. « Dame Melliandra est partie. »

Une terreur glacée s’empara de Maybor. « Comment cela, partie ? Où est-elle allée ? »

La servante refusait de croiser son regard. Elle se tordait les doigts nerveusement. « Eh bien, messire, quand je me suis rendue dans sa chambre ce matin, comme à mon habitude, elle n’était pas là.

— Elle est peut-être sortie se promener, ou voir une amie ?

— Elle me l’aurait dit, messire. »

Maybor sentit la colère le gagner. Il saisit la servante par ses maigres épaules et la secoua. « Aurait-elle un amant ? demanda-t-il.

— Non, messire. » La voix de la fille tremblait de peur.

« Si tu mens, je te ferai arracher la langue.

— Non, messire, elle est vierge. Je peux vous l’affirmer. »

Maybor changea d’approche. « A-t-elle dormi dans son lit ?

— Ma foi, messire, les draps étaient un peu froissés, mais je n’ai pas l’impression qu’elle ait dormi dedans.

— Viens avec moi. » Il agrippa Lynnie par le bras et l’entraîna vers les quartiers des femmes. Baralis ! Si ce démon avait quelque chose à voir là-dedans, il mourrait avant la fin de la journée.

Le temps qu’ils parviennent à la chambre de sa fille, Maybor s’était mis dans une colère terrible. Melliandra s’avéra introuvable. Les yeux du seigneur flamboyèrent en avisant la boîte en ivoire dans laquelle on la laissait conserver ses bijoux les moins précieux. Elle était vide.

« Vois si certains de ses vêtements ont disparu… Tout de suite ! » tonna-t-il, voyant que la servante hésitait. Maybor attendit en secouant la tête, la boîte fragile entre ses mains.

La servante ressortit du cabinet de toilette en courant. « Il manque une de ses robes en laine et sa grosse cape de cheval. »

Maybor fulminait – quelle mouche avait piqué sa fille ? Mille dangers guettaient une jeune fille hors des murs du château. Melliandra ne connaissait rien du monde réel, absolument rien ; elle était plus vulnérable qu’un agneau. « Malédiction ! » Maybor projeta la boîte à l’autre bout de la pièce, où elle vola en éclats contre le mur. « Ce n’est qu’une enfant ! » Sa fureur l’abandonna quand il vit les fragments d’ivoire éparpillés un peu partout. Il dit doucement, davantage pour lui-même qu’à la servante : « Il faut la ramener. Elle n’a pas pu aller bien loin. »

Il se tourna vers Lynnie : « Prie pour qu’on la retrouve, car je te tiens pour responsable. Tu étais censée la surveiller. » Lynnie tremblait de la tête aux pieds. « As-tu idée de l’endroit où elle a pu aller ? Allons, réfléchis bien.

— Non, messire, je l’ignore. »

Maybor dévisagea la servante. Elle était trop stupide pour lui dissimuler quoi que ce soit. Après réflexion, il ajouta : « Retrouve-moi dans ma chambre cette nuit. » Il sortit en trombe, sans attendre sa réponse.

Sa fille avait disparu ! Cette gamine volontaire, entêtée, qui lui ressemblait davantage que n’importe lequel de ses fils, son trésor le plus précieux et son meilleur atout, s’était sauvée du château. Il allait organiser des recherches et faire venir ses fils pour les diriger. Après tout, retrouver Melli était également dans leur intérêt. Il s’immobilisa sur place. La reine ! Il ne fallait surtout pas qu’elle ait vent de cette escapade. Par fierté, elle risquait d’annuler les fiançailles si elle s’imaginait que Melliandra ne voulait pas de son fils. Maybor n’appellerait pas la garde, après tout ; il n’utiliserait que ses propres hommes.

En dévalant les escaliers du château, Maybor croisa Craupe, le simplet de Baralis. Il lui adressa une révérence moqueuse : « Transmets mes respects à ton maître. » Au moins avait-il la satisfaction de savoir que ses plans n’avaient pas été les seuls contrariés.

 

« Tiens, avale cette bière chaude aux épices. Ça va te remettre d’aplomb. » Mégane tendit à Taol une tasse d’un liquide âcre et fumant. En le sirotant, il se souvint d’un autre breuvage qu’on lui avait offert jadis pour l’aider à se sentir mieux. Il tâchait de se remémorer son nom – qu’il avait sur le bout de la langue : « Lacus », dit-il à haute voix.

Mégane lui jeta un regard inquisiteur, puis demanda : « Est-ce l’endroit d’où tu viens ? » Taol réussit à sourire et s’esclaffa faiblement.

« Non, c’est un breuvage que m’a fait boire un vieux guérisseur, il y a des années. Il affirmait que cela guérissait presque tout.

— Dommage que tu n’en aies pas sur toi. » Elle lui sourit, ses yeux verts pétillants de malice. Taol remarqua pour la première fois à quel point elle était jolie.

« Pourquoi m’avoir aidé la nuit dernière ? Il aurait été plus simple de me laisser mourir. »

Mégane haussa les épaules. « Qui sait ? Je l’ignore moi-même. Peut-être à cause de tes cheveux blonds ? On n’en voit pas beaucoup, par ici. » La fille parut embarrassée et Taol n’insista pas.

La bière chaude atténuait légèrement la douleur dans ses bras. Avec la souffrance qui s’estompait, Taol put tenter de se rappeler ce qui lui était arrivé. « Dans quelle ville sommes-nous ?

— Mais, à Rorne, bien sûr. La plus grande cité de l’Est ! » La fierté de la fille arracha à Taol un sourire indulgent. Rorne, songea-t-il. Que diable faisait-il à Rorne ?

Après l’avoir traîné dans sa pauvre chambrette la nuit dernière, Mégane l’avait baigné et nourri à la main avec une tendresse infinie. Elle avait passé des huiles bienfaisantes sur sa chair meurtrie avant de le couvrir chaudement.

Sentant le contact des couvertures contre sa peau nue, Jack se rendit compte qu’on l’avait entièrement déshabillé. Mégane suivit son regard et sourit de toutes ses dents. « Allons, ne me dis pas que tu es pudique. » De fait, Taol l’était bel et bien ; il comptait s’en ouvrir à Mégane quand cette dernière poursuivit : « Tu sais, dans ma profession, on en voit tous les jours. » Elle le regarda bien en face, le mettant au défi d’émettre le moindre commentaire. Voyant qu’il demeurait muet, elle dit : « Je t’ai choqué. »

Taol secoua la tête. « Je m’inquiète à ton sujet, c’est tout.

— Oh, je n’ai pas besoin de ta sollicitude, merci ! » Mégane pinça les lèvres et continua avec une ironie mordante. « Je m’inquiéterais davantage si on m’avait laissée pour morte au fond d’une ruelle ! » Son visage s’adoucit en une expression contrite. « Pardon, Taol. Je ne voulais pas t’offenser. » Sur ce, elle attrapa son manteau. « Je dois sortir chercher de quoi manger. Et puis, tu as besoin de nouveaux habits ; j’ai jeté les haillons que tu portais. Je n’en aurai pas pour longtemps. Bonne journée ! » Un mouvement de boucles châtaines, et elle était partie.

Taol sirota sa boisson. La bière chaude calmait ses douleurs et l’aidait à s’éclaircir l’esprit. Il commençait à se rappeler ce qui l’avait amené ici. Il était un chevalier de Valdis ; on l’avait adressé à Bevlin, le guérisseur, lequel à son tour l’avait envoyé sur les traces d’un garçon. Ses souvenirs affluèrent. Cinq années à rechercher un inconnu sans nom et sans visage. Toutes les cités qu’il avait visitées, toutes les personnes auxquelles il avait parlé, tout ce temps consacré à poursuivre le rêve d’un vieillard vivant dans sa chaumière.

Taol se souvint de la nuit de sa capture. Il buvait dans une taverne obscure quand quatre hommes lui étaient tombés dessus. Ils l’avaient traîné dehors, battu puis, avant que son sang n’ait le temps de sécher, mis aux fers. Il avait détesté ces chaînes, au début ; mais quand ils avaient commencé à le torturer, il s’était surpris à attendre avec impatience le moment de les retrouver. Le chevalier frissonna. Il n’avait aucune envie de se rappeler la torture. On ne lui avait posé qu’une question, toujours la même : « Qui est ce garçon que tu recherches ? » Mille fois on le lui avait demandé ; mille fois il n’avait pu répondre.

Combien avait-il passé de temps enchaîné ? Il n’avait aucune idée du délai écoulé entre sa capture et sa libération. Pourquoi l’avait-on relâché, d’ailleurs ? Il n’avait pu avouer à ses tourmenteurs ce qu’ils désiraient savoir puisque lui-même l’ignorait. Alors, pourquoi le libérer maintenant ?

Le chevalier se rappelait d’un obèse qui venait souvent assister dans l’ombre aux séances de torture. L’homme empestait le parfum exotique et donnait des ordres d’une voix empreinte d’autorité – sans doute Taol lui devait-il la décision de le laisser partir. Combien de temps l’avait-il gardé ? Combien de temps lui avait-il fait perdre ?

Il y avait autre chose, profondément enfoui dans sa mémoire. À force de lutter, le souvenir lui revint, écœurant de clarté, brassant dans son sillage un désespoir familier. Le chevalier se sentait à nouveau complet. C’était son fardeau, dont le poids faisait tellement partie de son être que, sans lui, Taol se sentait vide. Ce souvenir conditionnait l’homme qu’il était et celui qu’il devait être.

 

L’été de ses treize ans fut particulièrement chaud. Les moustiques tourbillonnaient au-dessus des marais comme une fumée ; le monde entier vibrait sous leur chant. Le petit matin était le seul moment de la journée où l’on pouvait se risquer hors de l’ombre. Taol empruntait alors les sentiers menant à un lieu de pêche qui rétrécissait de jour en jour, jetait sa ligne, coinçait sa canne entre deux pierres et s’allongeait quelques heures en attendant qu’un poisson morde à l’hameçon. Mais ce jour-là, le repos le fuyait. Ses pensées, d’ordinaire remplies de rêves de batailles et de gloire, le ramenaient invariablement à la chambre de travail.

L’accouchement se présentait mal. La sage-femme avait coupé les chandelles en deux avant de les allumer ; Taol, comme tout habitant du Grand Marécage, savait ce que cela voulait dire. Nul besoin au demeurant d’un rituel pour lui apprendre ce que voyaient ses yeux : sa mère était en train de mourir. Le travail durait trop longtemps, il faisait trop chaud dans la maison. Taol était resté éveillé la moitié de la nuit, à se tourner et se retourner dans ses draps trempés de sueur. L’haleine de sa mère attirait les moustiques, l’odeur d’urine faisait venir les mouches.

Taol eut honte du soulagement qu’il éprouva lorsque le matin arriva, donnant au jeune homme une excuse pour quitter la maison. Il faudrait payer la sage-femme quelle que soit l’issue de l’accouchement, et le poisson constituait leur seule monnaie d’échange. Taol distança ses sœurs, trop petites pour le suivre ; il avait envie de solitude. La pêche fut longue à démarrer ; l’après-midi était bien entamé quand il eut pris assez de poissons : trois pour la sage-femme, deux pour sa mère, un pour chacune de ses sœurs et pour lui, plus un pour le bébé, au cas où. Quant à son père, il pouvait se débrouiller tout seul.

La sage-femme l’attendait à la porte. « Elle est trop faible pour accoucher. Dois-je l’ouvrir et sauver l’enfant ? »

 

Taol frappa du poing contre le mur. La douleur le ramena dans le présent. Comment avait-elle pu faire cela ? Remettre entre ses mains la décision de sacrifier sa mère ? Il venait à peine d’avoir treize ans. Un garçon de cet âge ne devrait pas porter une telle responsabilité. Sa douleur se mua en colère. Et son ivrogne de père, où était-il alors ? Avec la colère vint le soulagement. La colère rendait tout supportable, elle permettait à Taol de composer. Et aussi longtemps qu’il ne pensait pas à ce qui était advenu plus tard – beaucoup plus tard –, c’était bien suffisant.

Mégane fit irruption dans la pièce, sa gaieté offrant une distraction bienvenue. « Et voilà ! Ça n’a pas été trop long ? J’ai ramené plein de choses. » Elle avait les bras chargés de paquets. « Regarde, j’ai une timbale d’anguilles, du foie d’oie en gelée et même des figues fraîches ! »

Elle entreprit aussitôt de déballer ses marchandises, en les faisant admirer à Taol au fur et à mesure. Le chevalier sourit, approuvant chacun de ses achats. La présence de Mégane lui faisait du bien ; elle tenait ses démons à distance.

« Je prendrais volontiers quelques figues. Je préfère éviter les anguilles. » À peine eut-il prononcé ces mots qu’il les regretta. Voyant la joie de Mégane se changer en déception, il corrigea promptement son erreur. « Peut-être pourrais-je avaler un peu de foie en gelée, cependant. »

Mégane retrouva le sourire. « Tant mieux ! Je l’ai acheté spécialement pour toi. Je mangerai la timbale. Oh, j’ai failli oublier ! Je t’ai pris également des vêtements. » Elle défit le plus gros de ses paquets. « Pas neufs, désolée, mais regarde comme ils sont beaux ! » Elle brandit une tunique jaune canari et une paire de braies rayées. « Ah, j’ai aussi un manteau – en poil de chèvre véritable. Tiens, touche. » Elle lui tendit l’étoffe. Taol en loua la qualité pour lui faire plaisir ; le pétillement de ses yeux verts le paya largement de ses efforts.

Lorsqu’ils eurent mangé, Mégane leur versa deux verres de cidre couleur de miel. « Depuis que la guerre a éclaté dans le nord-ouest, il devient de plus en plus difficile de trouver du cidre nestor. Son prix a triplé en quelques années. » Taol but le liquide doré, appréciant la subtilité de son goût fruité. La tête commençait à lui tourner.

« Demain, tu devrais pouvoir sortir prendre un peu l’air. » Mégane sourit joliment. « En plus c’est le jour de la procession, il faut que tu voies cela ; il y aura des chants, des danses, des jongleurs d’Isro… » Taol, guère certain d’en avoir envie, acquiesça néanmoins.

Mégane le regarda d’un air songeur, puis traversa la pièce en marmonnant quelque chose à propos de se changer. Elle se déshabilla dans un coin sombre et Taol, en digne chevalier, s’efforça de détourner les yeux ; mais la peau de Mégane brillait comme une pêche d’été, et il n’y parvint pas tout à fait.

« Tu peux regarder, tu sais. Cela ne me dérange pas. » Taol rougit furieusement.

« Je suis désolé, ma dame. » Mégane s’approcha de lui, le visage grave ; son corps nu était splendide dans la lumière tamisée.

« Je ne suis pas une dame, Taol, dit-elle doucement, mais je suis touchée par ta courtoisie. » Elle s’agenouilla et l’embrassa sur les lèvres.

« J’ai bien peur de ne pas être en état de donner du plaisir à une dame.

— Le principal est que tu sois en état d’en recevoir. » Elle lui adressa un sourire adorable, écarta la couverture qui le recouvrait et se pencha plus bas. Le désir longtemps perdu survint en balayant toute pensée ; aimer revenait à oublier, et s’accoupler avec une étrangère devant un feu mourant suffisait à faire taire la douleur pour un temps.

 

Melli se prit à regretter d’avoir quitté le château. L’aventure lui avait d’abord paru excitante – s’enfuir au beau milieu de la nuit, le capuchon rabattu sur le visage, en évitant les gardes… Mais il faisait froid dehors, et la jeune fille avait commencé à se dire qu’elle s’était singulièrement mal préparée à l’aventure. Elle avait fini la nuit en dormant au pied des remparts, n’osant prendre une chambre dans une taverne de peur d’être reconnue ; de toute façon, elle n’avait pas d’argent.

Tout son entrain s’était envolé. Elle avait faim, froid, et malgré l’absence de pluie, elle était parvenue à tremper ses vêtements. Elle n’aspirait qu’à un bon repas et à une bière chaude aux épices pour réchauffer ses os endoloris. Dormir par terre à la belle étoile se révélait au bout du compte une expérience des plus déplaisantes. La faim l’emporta sur la prudence, et Melli se dirigea vers Harvell.

Le lieu tenait davantage du gros bourg que de la cité. La plupart de ses habitants gagnaient leur vie en répondant aux besoins des centaines de courtisans et des milliers de serviteurs et de soldats qui vivaient au château ou sur le domaine voisin. Elle se dressait à une demi-lieue à l’ouest du château – une petite ville agréable, avec de belles maisons à colombages.

Melli s’y était souvent rendue pour acheter des rubans ou des bouquets. Enfin, acheter… on ne lui faisait jamais rien payer. Elle disait simplement : « Messire Maybor honorera cela », et on la laissait emporter ce qu’elle voulait. Melli se frappa le front. Bien sûr ! Comment n’y avait-elle pas songé plus tôt ? Elle n’avait qu’à se rendre au marché, choisir ce qu’il lui fallait et laisser la facture à son père. Ce serait parfait : Maybor allait financer son évasion. Melli ne put s’empêcher de sourire. Il serait furieux en recevant la note.

Elle avança d’un pas plus vif, dressant mentalement la liste de ce qu’elle prendrait. Il lui fallait de la nourriture ; elle connaissait une boulangerie qui servait des pâtisseries et des petits pains chauds, où elle pourrait aussi acheter une coupe de cidre et peut-être même un flan.

Melli ralentit. Elle n’était pas en excursion, ni en promenade d’agrément au marché. Elle abandonnait la seule existence qu’elle ait jamais connue, pour se rendre dans une ville très loin derrière les lignes des Halcus.

Elle souffla dans l’air glacial du petit matin, se sentant soudain seule et effrayée. Une ombre passa devant elle ; en levant les yeux, elle aperçut un cygne gris dans le ciel, se dirigeant vers le sud en prévision de l’hiver. C’était un signe : le bel oiseau figurait dans les armes de sa famille. Son visage se durcit en un masque de détermination. N’était-elle pas la fille de Maybor ? Courage et résolution, proclamait la devise familiale ; elle serait la première femme à y faire honneur. Comme elle pénétrait dans le bourg, Melli décida de s’offrir un flan, finalement.

Une heure plus tard, convenablement rassasiée, Melli entreprit de s’équiper pour le voyage. Elle examina soigneusement les articles étalés devant elle. « Mon frère Kedrac m’a assurée que vous sauriez me fournir tout ce qu’il lui faudrait pour son expédition de chasse. Il m’a bien recommandé de demander… »

Elle se rendit compte qu’elle avait oublié le nom au-dessus de la porte.

« Maître Truite, ma dame.

— C’est cela, maître Truite. Alors, de quoi aura-t-il besoin ?

— Eh bien, tout dépend de l’endroit où il compte se rendre, et pour combien de temps. »

Melli chercha un mensonge plausible. « Il compte aller vers l’ouest.

— Vers l’ouest, ma dame ? Aucun chasseur ne va par là à cette époque de l’année. »

Melli décida de changer de tactique. « Écoutez, maître Truite, je me moque bien de savoir qui va ou non chasser dans l’ouest. Je suis là pour rendre service à mon frère. Si vous êtes incapable de m’aider, j’irai m’adresser ailleurs. » Elle fit mine de partir.

« Je vous en prie, ma dame, ne le prenez pas ainsi. Je vais vous trouver ce qu’il vous faut. Il part probablement pêcher. A-t-il une bonne canne à pêche ?

— Il en a une, maître Truite. Dépêchons, s’il vous plaît ! » Elle le regarda remplir un sac de toutes sortes d’aliments séchés à l’aspect étrange. Il passa ensuite dans l’arrière-boutique et en revint avec une outre, vide, ainsi que divers ustensiles de cuisine.

« Des couvertures ?

— Oui, et un bon manteau. » Celui qu’elle portait s’était révélé très insuffisant.

« Si je connais bien messire Kedrac, il voudra de la chique. Dois-je vous en mettre une boîte ?

— À votre guise. » Elle commençait à s’impatienter. L’opération prenait plus de temps qu’elle ne l’avait espéré. Enfin, le marchand lui tendit le sac.

« C’est un peu lourd pour vous, mademoiselle. Je peux demander à mon garçon de vous le porter jusqu’au château, si vous voulez.

— Ce ne sera pas nécessaire, maître Truite. J’ai mon propre serviteur qui m’attend dehors. Messire Maybor vous réglera.

— Naturellement, ma dame. Je vous souhaite une bonne journée. »

Melliandra sortit avec le sac et s’enveloppa aussitôt dans son nouveau manteau avant de se diriger vers l’auberge. Elle faillit jeter l’ancien, puis changea d’avis – il n’était pas si lourd, et les nuits promettaient d’être froides. Elle n’osait abuser du crédit de son père jusqu’à acheter un cheval ; il lui faudrait s’en payer un sur ses bijoux.

Elle attendait depuis un long moment devant l’établissement quand passa un garçon, tirant par la bride un vieux cheval de retour. Ce n’était pas le genre de monture auquel elle était habituée, mais le temps pressait.

« Hé, toi ! Combien pour ce cheval ? »

Le garçon la dévisagea d’un œil rusé. « Ma foi, ma dame, c’est une bonne bête, puissante et rapide.

— Ce n’est pas ce que je te demande, mon garçon. J’ai dit, combien ? »

Melli regarda autour d’elle avec nervosité ; le soleil montait, la matinée était presque écoulée.

« Deux pièces d’or, je ne peux pas accepter moins. » Melli savait le prix exorbitant pour une vieille came pareille. Elle se détourna et récupéra son bracelet en or au fond de sa bourse.

« Tiens, prends ceci. » L’avidité enlaidit le visage du garçon.

« C’est parfait. Parfait, vraiment. » Il lui tendit les rênes et la regarda s’éloigner avec un sourire matois.

Melliandra caressa le cheval sur le chanfrein. « Je n’ai même pas demandé comment tu t’appelles, mon pauvre, dit-elle. Il va falloir te trouver une selle, maintenant. » Elle prit brièvement l’animal dans ses bras, posant sa tête au creux de son cou. « Qu’allons-nous devenir, toi et moi ? » murmura-t-elle d’une voix douce.

 

Baralis commença par ignorer Craupe en l’entendant entrer, mais fut bien forcé de se retourner quand son serviteur s’éclaircit bruyamment la gorge. « Qu’y a-t-il, grosse buse ? A-t-on retrouvé le garçon ?

— Non, maître, mais je sais qu’il n’est plus au château.

— Comment sais-tu cela ? demanda Baralis.

— L’un des gardes l’a vu sortir, tôt ce matin ; il prétend que le garçon est parti en direction des bois.

— Les bois, vraiment ? » Baralis prit le temps d’assimiler cette information. « Va, Craupe, et dis aux gardes de fouiller la forêt. J’ai besoin de réfléchir à la situation. »

Craupe dansa d’un pied sur l’autre, mal à l’aise, sans faire mine de partir. « Il y a autre chose, maître », dit-il d’un air penaud.

Baralis leva la tête, irrité. « File, imbécile.

— Très bien. Messire Maybor vous adresse ses respects ; je pensais que vous aimeriez le savoir. »

Baralis se redressa d’un coup. « Il quoi ?

— Il vous adresse ses respects. Probablement pour vous remercier du vin que vous lui avez envoyé hier soir.

— Tu veux dire que tu as croisé messire Maybor aujourd’hui dans le château ?

— Oui, maître, il y a quelques heures seulement. Il avait un grand sourire.

— Laisse-moi seul. » La voix glaciale de Baralis était lourde de menace ; son serviteur s’exécuta sans perdre de temps.

Baralis était furibond. Il parcourut sa chambre de long en large, en frottant machinalement ses mains endolories. Comment était-ce possible ? Par quel miracle Maybor avait-il échappé au poison ? Le chancelier savait de source sûre que cet ivrogne consommait un verre de vin chaque soir afin de l’aider à s’endormir. Il avait dû découvrir le poison ; et pourtant, le produit n’avait ni odeur ni goût. Maybor avait une veine de pendu !

Baralis se calma. Avec tous ces problèmes sur les bras, il devait garder les idées claires. Il ne pouvait autoriser les fiançailles ; s’il ne parvenait pas à les empêcher en assassinant Maybor, il ne lui restait qu’à se rabattre sur sa fille. La douce et adorable Melliandra devrait être éliminée. Peut-être s’en chargerait-il lui-même ? Un frisson d’anticipation le parcourut ; ce serait un plaisir d’arracher la vie à une si jolie pucelle. Il pourrait même s’amuser un peu avec elle, avant. Les femmes lui paraissaient toujours plus désirables avec de la terreur dans les yeux.

Venait ensuite la question du mitron. Ainsi, Jack s’était enfui dans les bois, espérant sans doute se dissimuler aux regards parmi les arbres denses. Le garçon se croyait en mesure de lui échapper. Quel imbécile ! Il existait bien des moyens pour un homme d’accéder au cœur de la forêt. Baralis souleva la tapisserie et passa dans son étude.

Il sortit l’oiseau de sa cage et le manipula avec douceur, attentif à ne pas lui froisser les plumes. Une fois calmé, l’oiseau continua de s’agiter entre ses mains, sans faire mine de s’envoler cependant ; il gloussa doucement quand Baralis lui caressa la tête. Sa nature était sur le point de changer.

Le chancelier était déterminé à retrouver Jack. Les recherches y suffiraient probablement, mais quelques précautions supplémentaires ne pouvaient nuire. Baralis n’avait guère confiance dans les gardes – ces lourdauds mettraient des jours à retourner les bois touffus qui encerclaient le château, et même ainsi ils étaient bien capables de rater le garçon. Le chancelier avait d’autres chats à fouetter, aussi allait-il devoir s’en remettre à une créature pour accomplir ce travail.

Une colombe. Quoi de plus indiqué pour localiser quelqu’un dans les sous-bois ?

Pour cela, Baralis allait devoir substituer sa volonté aux penchants naturels de l’oiseau. Il avait déjà accompli de nombreuses fois ce genre de projections, sur des oiseaux, des chats, des souris… L’opération, délicate, exigeait des jumeaux

— deux créatures nées du même œuf. À l’instar d’autres maîtres, Baralis savait comment les concevoir ; il en gardait généralement un assortiment sous le coude.

Il plongea la première colombe dans un sommeil troublé, puis versa de l’eau fraîche dans un bol. Ensuite, il incisa délicatement sa jumelle en lui ouvrant la cage thoracique. Le sang se répandit dans le bol. Baralis saisit le cœur palpitant entre ses doigts et prononça une invocation tandis que la vie s’écoulait de l’oiseau. Il porta le cœur à ses lèvres et l’avala : le lien. Il s’empara alors de la première colombe, qu’il trempa dans le bol ; l’eau mêlée de sang rosit ses plumes blanches. Baralis l’essuya avec un tissu doux et lui ordonna de se réveiller. L’oiseau ouvrit les yeux, impatient de s’envoler.

Baralis sortit de son étude et lâcha la colombe par la fenêtre. Elle s’éloigna rapidement, désormais privée de volonté.

Le chancelier fut soulagé d’en avoir terminé avec cette tâche répugnante. Il n’appréciait aucunement les cœurs de colombe encore chauds ; mais au moins, se dit-il sombrement, on n’en faisait qu’une bouchée.

Il était temps désormais de s’intéresser aux faits et gestes de Maybor. Le seigneur allait certainement tramer quelque vengeance sournoise contre celui qui avait attenté à sa vie. Qu’il essaie, songea Baralis en descendant à la cave. Il trouvera à qui parler.

Il se retrouva bientôt derrière les appartements de Maybor, espionnant avec grand intérêt la conversation qui se déroulait entre le père et le fils :

« On l’a vue au village ce matin, père.

— Qui ? » La voix de Maybor était grave, tendue.

« Plusieurs personnes, père. Elle a même acheté des fournitures.

— Comment cela, des fournitures ? Elle n’a aucun argent sur elle.

— Oh, elle n’a rien payé. Le marchand m’a transmis la note. Elle lui a dit que vous le régleriez.

— La petite rusée. Qu’a-t-elle acheté ?

— Tout l’équipement pour une expédition de pêche, apparemment.

— De pêche ! » La stupéfaction de Maybor était nettement perceptible dans sa voix.

« Oui, et on l’a vue partir à cheval vers l’est.

— Malédiction ! Il faut la retrouver, Kedrac. Lance tes meilleurs hommes à ses trousses et fais-leur jurer le secret. Personne ne doit l’apprendre – surtout pas la reine. Si on t’interroge au sujet de Melliandra, réponds qu’elle est au lit avec de la fièvre. »

Les lèvres de Baralis s’incurvèrent en un sourire radieux. Ainsi, sa colombe n’était pas le seul oiseau à avoir quitté le nid. Melliandra lui facilitait la tâche. Aussi longtemps quelle demeurait introuvable, les fiançailles ne pourraient se tenir. De plus, songea-t-il avec ravissement, si la reine apprenait le comportement honteux de la fille de Maybor, elle pourrait bien décider de tout annuler. Baralis se réjouissait presque que Maybor soit toujours en vie ; il aurait ainsi le plaisir d’assister à sa déconfiture.

 

La belle assurance de Jack s’étiolait rapidement. Il était glacé, trempé, et perdu. Un simple mitron comme lui n’était pas taillé pour l’aventure. Les héros n’oubliaient jamais de se munir de vêtements chauds – ou alors ils tuaient bien vite une bête sauvage et se découpaient un manteau dans sa peau. Jack ne possédait même pas un couteau.

À en juger par le gris du ciel, c’était le milieu de l’après-midi. En temps normal, à cette heure-ci, Jack serait en train de préparer des pâtisseries fantaisie, ces petits gâteaux que Frallit et lui faisaient à l’intention des nobles dames du château. Ils étaient fourrés au miel et au sirop, enrichis de beurre ou d’eau-de-vie, ou encore parfumés aux fruits et aux épices. La recette dépendait de deux choses : des ingrédients de saison ou disponibles en stock, et de la mode en vigueur dans le Sud. Ce qui se pratiquait un jour à Rorne se voyait imité dès le lendemain dans les Quatre Royaumes.

Jack aimait faire des gâteaux. Contrairement à celle du pain, leur préparation ne ressemblait pas à une course de tous les instants, ce qui permettait au garçon de rêvasser à loisir en travaillant la pâte. Et quand les ingrédients n’étaient pas dosés à la perfection ou que la cuisson prenait une tournure inattendue, il pouvait toujours échapper à une correction en expliquant à Frallit qu’il essayait une nouvelle recette. Le maître boulanger s’était souvent attiré des compliments en s’attribuant le mérite des innovations de Jack.

À ce moment de la journée, deux heures avant la nuit, les cuisines étaient bruyantes et animées, de la bière dégelait près du feu et du bouillon fumait au-dessus du fourneau. Après avoir lavé et répandu la levure, Jack aurait terminé sa journée. Avec de la chance, Findra, la servante en salle, lui aurait décoché un sourire et l’aurait invité à s’asseoir à côté d’elle, plus tard, au dîner.

Tout cela s’était envolé désormais. Tout ce qu’il avait jamais possédé, les seules personnes qu’il ait jamais connues. Et pour quoi ? Un instant de folie et huit douzaines de pains.

Pour la première fois de sa vie Jack se retrouvait entièrement seul. Ce qui s’était passé ce matin-là l'avait placé à part. S’il se rendait dans une autre ville et devenait boulanger, la même chose risquait de se reproduire ; sauf que la prochaine fois, il pourrait y avoir des témoins, auquel cas sa chute serait complète. Mais avait-il vraiment une alternative ? Il était boulanger, ne savait rien faire d’autre. Il voyagerait un temps et s’établirait là où il le pourrait. Jack pressa le pas, progressant tant bien que mal à travers bois.

La forêt de Harvell se présentait d’abord comme un ensemble de buissons et de bosquets épars ; mais bien vite elle s’épaississait autour du voyageur, qui se retrouvait au fond des bois avant même de s’en rendre compte ; arbres et fourrés se pressaient les uns contre les autres, ne laissant filtrer qu’une maigre lumière entre leurs branches malgré la chute des feuilles. Chacun de ses pas donnait à Jack l’impression de faire un raffut de tous les diables : brindilles et fougères craquaient bruyamment sous ses semelles, brisant le silence.

Les senteurs du début de l’hiver assaillaient ses narines : une terre lourde en passe de refroidir, les feuilles pourrissantes, l’écorce humide, et comme une promesse de pluie dans la brise.

Jack éprouvait une certaine nervosité ; les odeurs fortes et la densité des arbres se combinaient pour lui faire perdre ses repères. Il estimait avoir parcouru moins d’une lieue. La forêt lui semblait plus clairsemée autrefois, lorsqu’il venait y ramasser des baies.

Ses sandales de cuir étaient trempées de rosée et ses habits trop légers pour lui tenir chaud. Il avait peur ; le souvenir des pains le taraudait. Il se rappelait la nausée, cette impression que son crâne allait exploser ; c’était de la sorcellerie, et tous les enfants savaient que la sorcellerie était une chose abominable dont se servaient les païens de jadis. Bore lui-même l’avait condamnée. Jack poussa un grand soupir. Il n’avait aucune envie d’être lapidé comme hérétique ou considéré comme un paria.

L’air de la forêt lui gonflait les poumons, s’insinuait lentement dans son sang ; Jack recouvra son calme, et de ce calme naquit la détermination.

Il était déjà un paria. À Château Harvell, on le considérait comme un enfant sans père. Quant à sa mère, elle était cataloguée comme une catin. La plupart des gens se montraient amicaux envers lui, mais dès qu’il avait le dos tourné ou faisait quelque chose de mal, les chuchotements reprenaient de plus belle. Aussi longtemps qu’il y resterait, Jack ne serait jamais qu’un bâtard. En quittant Château Harvell, il laissait sa honte derrière lui. Et lui restait l’espoir – pourquoi pas ? – de devenir boulanger dans une autre ville, où il n’aurait pas à se mordre la langue ni à serrer les poings en entendant les gens parler dans son dos. Il pouvait entamer une nouvelle vie, là où personne ne saurait qu’il n’avait ni famille, ni passé. Trouver les origines de sa mère semblait un rêve impossible ; il n’avait pas même un point de départ. Mieux valait tout recommencer de zéro et oublier ces fantasmes puérils.

Avec un optimisme renouvelé, Jack poursuivit son chemin à travers bois, en suivant les sentiers naturels qui s’ouvraient devant lui.

Au bout d’un moment, il entendit une voix de femme crier : « À l’aide ! À l’aide ! » Il s’élança sans hésitation en direction du bruit et déboucha sur une route forestière. Devant lui, une femme se faisait attaquer par un jeune garçon armé d’un couteau. Il se précipita aussitôt à son secours. Le garçon, rapide, fila dans les bois. Jack voulut le poursuivre mais l’autre était déjà hors de vue. En se retournant vers la femme, il s’aperçut qu’elle n’était encore qu’une enfant.

« Vous êtes blessée, demoiselle ? s’enquit-il gentiment en s’approchant.

— Laissez-moi tranquille. Ce n’est qu’une égratignure. » Jack vit qu’elle parlait d’une coupure à son poignet.

« Allons, demoiselle, laissez-moi regarder. Ça m’a l’air d’une vilaine égratignure. »

La fille le dévisagea froidement. « Ce n’est pas la blessure qui m’inquiète. Ce coquin m’a volé ma bourse. »

Jack chercha désespérément quelque chose d’intelligent à dire. « Demoiselle, vous devriez retourner au village et prévenir la Garde royale. Ils sauront bien attraper votre voleur. » La fille ne prêtait aucune attention à ses paroles.

« Au moins n’a-t-il pas repris son cheval ; et il me reste toujours mes provisions, dit-elle en soulevant un grand sac de toile.

— Demoiselle, vous feriez mieux de retourner immédiatement à Harvell pour faire soigner cette coupure. »

La fille réfléchit un moment, puis déclara : « Jamais plus je ne mettrai les pieds à Château Harvell. » Elle avait une voix forte et claire, et en dépit de son manteau de grosse laine, Jack comprit qu’elle était de haute noblesse.

« Où allez-vous ?

— Vous êtes trop curieux. Ce sont mes affaires. Et maintenant, je dois partir. » Sur quoi, elle chargea le sac sur son cheval et se tourna vers l’est. Jack n’avait pas envie de la voir s’éloigner.

« Je vais dans cette direction, moi aussi », annonça-t-il, réfléchissant à toute vitesse et décidant d’aller effectivement vers l’est.

« Peu m’importe. Je préfère voyager seule. » La froideur de sa voix le fit sourciller, mais Jack n’avait pas l’intention de baisser les bras.

« C’est peut-être votre cheval qu’on vous volera la prochaine fois. »

La fille hésita ; ses yeux d’un bleu profond se fixèrent sur son cheval et son fardeau. « Très bien, vous pouvez m’accompagner jusqu’à ce que nous soyons loin du village et du château. »

Ils marchèrent en silence un moment, la fille suçant son poignet pour arrêter le saignement. Puis, au grand étonnement de Jack, elle dit : « Il serait préférable de ne pas rester sur la route. » Le jeune homme, qui venait de se faire la même réflexion, se demanda quelles étaient ses raisons. Mais le ton de sa voix n’invitait pas à poser des questions.

Il la conduisit dans les bois et tâcha de trouver un chemin parallèle à la route, tout en demeurant hors de vue. Le soleil de l’après-midi perçait les frondaisons, illuminant le visage de la fille. Jack n’avait jamais vu une peau aussi laiteuse, ni d’aussi grands yeux noirs. L’image de Findra, la servante en salle qui avait longtemps incarné l’idéal féminin à ses yeux, venait de perdre beaucoup de son attrait. À ses côtés marchait une personne plus exquise, plus majestueuse et, par là même, plus inaccessible qu’aucune femme de sa connaissance.

Jamais Jack n’avait été aussi douloureusement conscient de ses propres limitations ; jamais ses jambes ne lui avaient paru si longues, si difficiles à contrôler. Chaque pas offrait une nouvelle occasion de se couvrir de ridicule. Et s’il trébuchait, ou butait dans une branche ? S’il se prenait les pieds dans un terrier de lapin ? Ses cheveux étaient hirsutes et lui retombaient dans les yeux tous les quatre pas – il avait compté. Et, par-dessus le marché, il avait perdu toute faculté de tenir un discours cohérent. Non seulement ses lèvres se refusaient à remuer, mais son esprit avait renoncé à intervenir dans le processus ; le garçon ne trouvait que des sujets de conversation grotesques. Comme si cette fille au profil parfait et aux joues aussi pâles qu’une pâte fraîchement pétrie s’intéressait le moins du monde à la goutte de maître Frallit !

Il la regarda en biais – quelque chose dans l’expression de son visage éveillait un écho en lui. Il comprit progressivement ce qu’il y discernait : un reflet de ses propres émotions. Elle avait peur et s’efforçait de le cacher. Il se risqua à parler – tant pis s’il passait pour un idiot. « Puis-je connaître votre nom ? demanda-t-il doucement.

— Puis-je connaître le vôtre ? » rétorqua-t-elle du tac au tac. Jack ne put s’empêcher de sourire.

« Je m’appelle Jack. » Voyant que la fille hésitait toujours à se présenter, Jack lui demanda comment s’appelait son cheval.

« Il n’a pas de nom. Enfin, il en a un, mais je ne le connais pas. » Cette réponse amusa beaucoup Jack, qui rit pour la première fois de la journée. Son humeur s’éclaircit. « Je l’ai acheté aujourd’hui, expliqua la fille, radoucie par sa gaieté. Si vous trouvez cela si drôle, vous n’avez qu’à le baptiser vous-même. »

Jack, flatté par la proposition, prit un instant pour réfléchir. « Que penseriez-vous d’Argent, comme la fleur ? J’en ai vu une tantôt.

— On ne peut pas l’appeler Argent – il est brun. » Sa voix était légèrement moqueuse ; Jack se sentit stupide. Argent ! Qu’avait-il fait de sa cervelle ? Il se creusa rapidement les méninges à la recherche d’une repartie dévastatrice. N’en trouvant aucune, il se contenta d’appuyer son silence par un air entendu.

Ils marchèrent un moment avant que la fille ne reprenne la parole. : « Je m’appelle Melli. Je veux bien vous dire cela, mais je vous en prie, ne m’en demandez pas davantage. » Jack acquiesça lentement. Il savait qu’elle appartenait à la noblesse, Melli n’était donc pas son nom complet. Les nobles dames avaient des noms très longs, très beaux. Il était heureux qu’elle lui ait confié son diminutif, cependant ; l’espace de quelques minutes, le plaisir de ces -présentations suffit à lui faire oublier les événements de la matinée.

 

Le soleil descendit peu à peu sous la ligne des arbres et le crépuscule finit par tomber sur la forêt. La forêt, déjà figée dans le calme hivernal, s’enfonça dans le silence. Jack et Melli, convenant tous deux qu’ils avaient faim, décidèrent de s’arrêter. Ils avaient découvert par hasard une piste de daim qui partait en direction du sud-ouest, et se trouvaient maintenant à plusieurs lieues au sud de la route de Harvell.

Melli vida sans cérémonie son sac par terre. Il contenait une grande quantité de viande séchée peu ragoûtante, ainsi que plusieurs quignons de pain sec soigneusement enveloppés. Il y avait également deux boîtes en fer-blanc, dont l’une était scellée à la cire. Melli les ouvrit : la première renfermait des feuilles à chiquer, et l’autre, à son horreur, des asticots vivants.

« Beurk ! » Elle jeta la boîte – réflexe malheureux qui répandit son contenu partout sur le sol et leurs précieuses provisions. Jack ramassa prestement la nourriture, les ustensiles de cuisine et les couvertures, qu’il secoua pour en faire tomber la vermine. Puis il s’éloigna de quelques pas, s’adossa contre un arbre et entreprit de mastiquer une lanière de porc séché.

« Comment pouvez-vous manger cela, alors que des asticots ont grouillé dessus ? fit Melli en grimaçant, agacée par sa décontraction.

— Facile, répondit-il, il n’y a rien d’autre. » Cette réponse ne fut pas du tout du goût de Melli. Elle était furieuse. À quoi diable avait donc pensé maître Truite ?

« Vous partiez à la pêche ? s’enquit Jack. Vous ne ressemblez guère à un pêcheur.

— De quoi êtes-vous en train de parler ?

— Mais des appâts, bien sûr. En y réfléchissant, vous ne semblez pas du genre à chiquer non plus. » Melli voyait bien que Jack essayait de se renseigner sans en avoir l’air, mais elle n’avait aucune intention de se confier. Elle était cependant heureuse de sa présence ; l’incident du garçon l’avait gravement effrayée.

Pour la première fois elle prit le temps d’observer son compagnon. Il était grand, un peu maigre, avec des cheveux bruns qui lui tombaient sans arrêt dans les yeux. Il avait de grandes mains calleuses – des mains vigoureuses, habituées aux rudes travaux. Oui, il n’était pas dépourvu d’un certain charme. Et courageux, à l’évidence : il avait accouru à son aide sans se soucier de sa propre sécurité. Les malandrins pullulaient sur la route de l’est, et la plupart des gens détalaient au moindre signe de danger. Pour ce que Jack en savait, le garçon aurait fort bien pu avoir des complices tapis dans les fourrés ; ce n’aurait pas été la première fois qu’un enfant servait d’appât.

Observant qu’il était fort mal habillé pour affronter le froid, Melli décida sur un coup de tête de lui donner son manteau de cheval en laine ; elle garderait celui qu’elle portait, beaucoup plus chaud.

« Tenez, prenez cela. » Il accepta son manteau gris avec gratitude ; Melli se sentit aussitôt un peu coupable d’avoir gardé le plus chaud pour elle.

Elle s’obligea à grignoter un peu de pain sec, ce qui ne fit hélas que lui donner soif. L’outre, bien entendu, était vide. Jack proposa de se mettre à la recherche d’une source, mais l’idée de rester seule ne plaisait guère à Melli ; ils partirent donc ensemble, la jeune fille menant son cheval par la bride.

Ils s’enfoncèrent entre les arbres, sans parler. Le silence convenait parfaitement à Melli. Son père devait la chercher partout, maintenant ; il lui faisait presque de la peine. Devoir avouer à la reine la disparition de sa fille allait le couvrir de honte. Melli adorait son père. Sous ses abords un peu brusques, il savait se montrer doux et lui avait toujours témoigné beaucoup d’indulgence. Mais elle devait d’abord songer à elle. Non, elle ne regrettait pas d’avoir pris la fuite ; grâce à son nouveau compagnon, elle n’avait même plus peur.

Elle croisa le regard de Jack, qui lui sourit. On lisait de la force sur le visage du garçon – et de la gentillesse. Elle dut lutter contre une envie de le toucher, de frôler sa main ; c’était pure folie, sans doute la conséquence des tensions de la journée. Il n’était qu’un domestique – et qui ne manquait pas de suffisance. Il l’avait volontairement humiliée avec les asticots. L’indignation, jointe à la crainte de ne pas pouvoir s’empêcher de tendre le bras et de le toucher, poussa Melli à partir seule en tête.

Elle avançait à travers bois en goûtant le spectacle du soir. L’air glacial annonçait du gel ; les arbres se découpaient en silhouettes élégantes contre le crépuscule, leurs branches patiemment tendues vers le ciel dans l’attente du printemps. Un reflet blanc accrocha son regard : haut dans les arbres, un oiseau vint se poser sur une branche. Melli se figea sur place, souhaitant brusquement avoir Jack à ses côtés. Quand il la rejoignit, elle lui indiqua l’oiseau :

« Je ne savais pas que les colombes volaient la nuit. »

 

Tiens, tiens, se dit Baralis, les événements prennent une tournure des plus intéressantes. On dirait que mon bel oiseau a fait d’une pierre deux coups. Le chancelier voyait par les yeux de la colombe – une confusion de formes et de mouvements à donner le tournis – les deux fugitifs s’approcher d’un petit ruisseau. Il faisait presque nuit, et la lune scintillait doucement à la surface de l’eau.

Il en avait vu suffisamment. Ces deux-là n’iraient pas plus loin cette nuit-là. Ses hommes les auraient capturés demain. Nul besoin de se hâter, sa créature allait les suivre à la trace. Baralis laissa la colombe se reposer. Quand il se retira, il prit conscience que l’oiseau avait froid et qu’il n’avait rien mangé.